L’épreuve de l’arc

C’est alors que Télémaque se lève et demande le silence. Il annonce aux prétendants que Pénélope a décidé de choisir, le jour même, un mari parmi eux. Pour les départager, elle a chargé Télémaque d’organiser un concours.

— L’épreuve que je vous propose, déclare Télémaque, consiste à faire passer une flèche par les anneaux de douze haches alignées en vous servant d’un arc qui appartenait à mon père et qu’il était le seul à pouvoir manier. Celui d’entre vous qui réussira deviendra l’époux de ma mère ; si par extraordinaire plusieurs concurrents réussissaient, ils seraient départagés par une épreuve subsidiaire.

L’arc dont parlait Télémaque avait été offert à Ulysse peu avant son départ pour la guerre de Troie. Il possédait une particularité connue de lui seul : on ne pouvait le bander qu’après avoir débloqué, à l’aide d’un ressort secret, une sorte de cran d’arrêt.

C’est à cause du maniement difficile de cet arc qu’Ulysse ne l’avait pas emporté lorsqu’il était parti pour la guerre.

Croyant qu’il ne s’agissait que d’une épreuve de force et d’adresse, les prétendants acceptent la proposition de Télémaque. Celui-ci plante lui-même les douze haches dans le sol en terre battue de la grande salle en s’assurant que les anneaux que porte chacune d’elles sur le côté du fer opposé au tranchant sont bien alignés.

Il fait ensuite apporter l’arc d’Ulysse, et cent huit flèches dans des carquois. On tire au sort l’ordre dans lequel se présenteront les concurrents, et le concours commence.

Une dizaine de prétendants s’efforcent successivement, mais en vain, de ployer l’arc ; ils sont éliminés. C’est au tour d’Eurymaque de tenter sa chance. Instruit par l’expérience de ceux qui l’ont précédé, il fait apporter de la graisse et en frotte soigneusement le bois de l’arc, après l’avoir fait chauffer devant le feu, dans l’espoir de l’assouplir. Puis il essaie de le bander, mais n’y parvient pas non plus. Antinoos, qui soupçonne peut-être quelque ruse, propose alors de remettre la suite du concours au lendemain ; les autres prétendants l’approuvent. Mais Ulysse se lève et demande l’autorisation de faire lui-même un essai. Cette demande est accueillie par des rires et des protestations ; seul Télémaque le soutient :

— Que le mendiant essaie sa force s’il le désire, déclare-t-il ; de toute façon même si par extraordinaire il réussit, je vous donne ma parole que Pénélope ne l’épousera pas.

Les prétendants hésitent encore, les avis sont partagés.

Alors Eumée, de sa propre autorité, va prendre l’arc, qu’il remet à Ulysse. Celui-ci se rend à l’emplacement réglementaire, met un genou à terre, caresse le bois de l’arc et trouve le ressort caché. Il bande l’arc sans difficulté, et sa flèche, en vibrant, traverse les douze anneaux. Il se relève aussitôt, prend le carquois et recule rapidement jusqu’à la porte donnant sur le vestibule. D’une voix puissante, il s’adresse aux prétendants stupéfaits :

— Seul Ulysse était capable de bander cet arc. C’est lui qui va maintenant vous servir votre dernier festin.

Sa première flèche est pour Antinoos, qui, le menton levé, s’apprêtait à boire dans sa coupe. La flèche lui traverse la gorge, Antinoos tombe à la renverse, le visage couvert de vin et de sang.

Eurymaque pressent la catastrophe imminente. Il implore Ulysse :

— Antinoos, lui dit-il, était le seul vrai coupable ; c’est lui qui nous a entraînés dans cette malheureuse affaire. Pour moi, je suis prêt à te dédommager généreusement pour tous les frais que je t’ai occasionnés.

— Toutes tes richesses ne suffiraient pas à me dédommager, lui répond Ulysse, et il frappe Eurymaque d’une flèche mortelle.

Les prétendants sont alors pris de panique ; c’est en vain qu’ils cherchent des armes dans les râteliers vides ; seuls Télémaque, Eumée, Philœtios et Ulysse se sont saisis chacun d’une épée et d’une lance, que Télémaque avait cachées pour eux dans un coffre.

Affolés, les prétendants courent en tous sens pour s’enfuir de la salle par les petites portes latérales ; mais elles ont été verrouillées de l’extérieur par Euryclée. Ulysse, calmement, les tire comme des lapins. Ceux qui tentent de s’approcher de lui pour le maîtriser sont abattus à coups d’épée et de lance par Télémaque et ses deux compagnons.

Dix minutes plus tard, cent huit cadavres gisent sur le sol, dans une mare de sang ; ils ressemblent à des poissons crevés flottant à la surface d’une flaque que la mer, en se retirant, a laissée sur la plage. Les murs de la salle sont maculés de sang jusqu’à hauteur d’homme. Ulysse et ses trois compagnons sont ensanglantés jusqu’à la racine des cheveux. Mélanthios, le chevrier, a échappé au massacre ; mais c’est parce qu’Ulysse lui réservait un traitement spécial : on s’empare du misérable, on le ligote, on le pend par les pieds à une poutre, et Ulysse lui-même, sortant un poignard, lui… Mais non ; la sensibilité de mes lecteurs, plus délicate que celle des lecteurs d’Homère, ne leur permettrait pas de soutenir la description précise du traitement qu’inflige Ulysse à Mélanthios. Je me contenterai donc de leur dire que le nombre des cadavres est bientôt porté à cent neuf.

Ulysse, repu de sang et de vengeance, ouvre alors la porte de la salle ; il ordonne aux serviteurs de sortir les cadavres, aux servantes de laver la salle à grande eau et d’y faire brûler du soufre. Puis il demande à Euryclée de monter dans la chambre de Pénélope, de la prévenir du retour de son mari et de l’inviter à venir le rejoindre en bas.

Si étrange que cela, puisse paraître, Pénélope dormait profondément ; malgré l’effroyable tumulte dont avait retenti le palais, elle ne s’était aperçue de rien. Lorsque Euryclée entre dans sa chambre et lui annonce qu’Ulysse est en bas, Pénélope refuse de la croire :

— Il ne peut s’agir, répond-elle, que d’un imposteur.

Elle finit pourtant par accepter d’aller se rendre compte par elle-même. Elle s’habille rapidement, descend l’escalier, entre dans la salle où les serviteurs s’affairent encore à leur macabre besogne. Ulysse s’avance vers elle en lui ouvrant les bras.

Dans ce boucher couvert de sang, de sueur et de poussière, elle ne reconnaît pas son mari ; elle se dérobe à son étreinte.

Ulysse croit comprendre sa réaction :

— Je vais monter dans notre chambre pour me laver un peu ; lorsque je serai propre, tu accepteras peut-être de m’embrasser.

Pénélope imagine alors un stratagème habile pour savoir si l’homme qui lui parle est vraiment Ulysse :

— Si tu vas dans notre chambre, lui dit-elle, sache qu’elle n’est plus à la même place ; je me suis installée dans l’autre aile du palais, où j’ai fait porter notre lit.

Ulysse s’étonne :

— Il a donc fallu que tu fasses scier le tronc de l’olivier qui lui servait de montant ?

En dehors de Pénélope, seul Ulysse était au courant de ces particularités de construction de la chambre conjugale : Pénélope est désormais convaincue d’avoir en face d’elle son mari ; elle se jette dans ses bras,

À ce moment, des exclamations s’élèvent parmi les serviteurs qui font le ménage :

— Un survivant ! On a trouvé un survivant !

Ils viennent de découvrir, dégrisé mais tremblant de peur, le vieil aède, qui avait réussi à échapper au massacre en se cachant sous une table. On le traîne devant Ulysse, il se jette à ses pieds, lui embrasse les genoux, implore sa pitié.

— Tu as de la chance ! lui dit Ulysse ; ma colère est tombée, et j’ai autre chose à faire maintenant que de m’occuper de toi ; je te laisse la vie.

L’aède remercie Ulysse avec effusion :

— Tu ne regretteras pas de m’avoir fait grâce, lui dit-il ; je raconterai partout tes exploits, j’immortaliserai ton nom.

— Un vieil ivrogne comme toi en serait bien incapable, répond Ulysse avec mépris ; déguerpis vite, avant que je ne change d’avis.

Mais, au moment où l’aède atteignait la porte :

— Au fait, reprit Ulysse, quel est ton nom ?

— Je m’appelle Homère, répondit l’aède.



[1] Je vous ai dit plus haut que les dieux ne transpiraient pas lorsqu’ils étaient déguisés en homme. Mais, sous leur forme divine, ils suaient comme vous et moi.

[2] « À quelque chose malheur est bon. »

[3] Les oranges étaient à cette époque un fruit très rare, que les Grecs classaient à tort dans la famille des pommes.

[4] Ce Diomède n’était pas la même que celui qu’Hercule avait fait dévorer par ses propres chevaux.

[5] L’épisode qui va suivre est attribué parfois (ou même toujours) à Idoménée, roi de Crète, plutôt qu’à Diomède, roi de Calydon.

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